« Les somnambules du monde qui va »

par | 16 Oct 2018 | Art – Littérature

« Ils s’étaient habillés pour le dîner, comme autrefois. Ils montraient leur plastron ou leurs perles. Ils s’étaient invités les uns les autres pour des repas de figurants, où ils n’auraient rien à se dire.

Puis ils jouaient à la roulette ou au baccara selon les fortunes. J’allais parfois les regarder. Je ne ressentais ni indignation, ni sentiment d’ironie, mais une vague angoisse. Celle qui vous trouble au zoo devant les survivants d’une espèce éteinte. Ils s’installaient autour des tables. Ils se serraient contre un croupier austère et s’évertuaient à éprouver l’espoir, le désespoir, la crainte, l’envie et la jubilation. Comme des vivants. »

Ce texte, Antoine de Saint-Exupéry l’avait initialement écrit pour préfacer un roman de son meilleur ami, Léon Werth : « Trente-trois jours ». C’était l’automne 1940, et ce dernier, d’origine juive, s’était réfugié dans le Jura.

Les deux textes allaient finalement vivre deux destins séparés, « Lettre à un otage« , de Saint-Exupéry, paraissant en juin 1943, « Trente-trois jours », de Léon Werth en … 2014.

En relisant le début de « Lettre à un otage« , je ne peux m’empêcher de penser à l’époque actuelle : ces dettes jumelles (dette financiere et dette climatique), la montée des nationalismes aussi.

« Ils tiraient des traites sur Sirius. Ils s’efforçaient de croire, en se renouant au passé, comme si rien depuis un certain nombre de mois n’avait commencé de craquer sur terre, à la légitimité de leur fièvre, à la couverture de leurs chèques, à l’éternité de leurs conventions. C’était irréel. Ça faisait ballet de poupées. Mais c’était triste. »

Et me vient à l’esprit l’image de cette dernière soirée sur le Titanic, immortalisée pour notre génération par Kate Winslet et Leonardo DiCaprio … « De la musique pour se noyer ! Là, je sais que je suis en première classe… » (Tommy Rian, interprété par Jason Barry dans le film).

On pourrait dire que « jusqu’ici, tout va bien » … mais ne soyons pas les « somnambules du monde qui va » pour reprendre l’expression du Président français.


Iconographie : Kate Winslet et Leonardo DiCaprio, dans le film Titanic, écrit, produit et réalisé par James Cameron (1997)