Nationalismes : la peur des autres

par | 13 Sep 2018 | Gouvernement

Le Parlement européen a demandé hier que soit engagée contre la Hongrie la procédure disciplinaire dite « de l’article 7 du Traité de l’Union Européenne », justifiant cette décision par des dérives juridiques précises dans toute une série de domaines : justice, associations, presse, minorité …

Cet article pointe un « risque clair de violation grave par un État membre des valeurs (de l’Union) « . Valeurs précisées à l’article 2 du Traité : « de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit … respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités », et plus généralement, attachement à « une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes »

Espérons que cette démarche ne sera pas perçue par certains de nos concitoyens comme niant les préoccupations – parfois irrationnelles mais souvent légitimes – qu’expriment leurs votes. Il serait en effet désastreux de se contenter de rappeler les « valeurs » de l’Europe, sans prendre à bras le corps les réponses nécessaires aux angoisses qui s’expriment, élections après élections.

Une tendance de fond …

Les élections législatives suédoises, même si on est loin des 25% anticipés par de nombreux sondeurs, ont vu se porter sur un parti nationaliste et profondément xénophobe (le « Sverigedemokraterna » en suédois) 17.6% des suffrages. Ce score, le plus élevé de l’histoire de ce parti, sera suffisant pour causer de sérieux maux de tête aux partis traditionnels dans la formation d’un nouveau gouvernement.

De même, le vote bavarois du 14 octobre pourrait remettre en cause le contrôle exercé par la Christlich-soziale union (CSU) sur la politique régionale et tester la force croissante de Alternative für Deutschland, troisième parti au niveau national.

Le soutien aux partis nationalistes est en hausse en Europe. Alternative für Deutschland (AfD) est désormais le troisième parti politique en importance en Allemagne, avec, pour la première fois, des sièges au Bundestag . La Lega Italienne, qui se définit avant tout par son opposition à l’immigration, est également le troisième parti du pays et (co) dirige le gouvernement depuis les élections nationales au printemps. Et lors de l’élection présidentielle de 2017, le Front national français (rebaptisé depuis lors Rassemblement National) a remporté le tiers des voix, doublant presque ses résultats de 2002, la première fois qu’il avait atteint le deuxième tour de ce scrutin.

… encore de profonds clivages au sein de nos populations …

On a longtemps pensé que le populisme nationaliste puisait ses racines dans l’angoisse économique des citoyens, mais une enquête récente du Pew Research Center nuance significativement cette approche.

Environ trois quarts de ceux qui ont une opinion positive de Alternative für Deutschland (77%) et du Sverigedemokraterna suédois (75%) estiment la situation économique de leur pays bonne. Cette vision optimiste n’est que légèrement plus faible que celle des autres Allemands (87%) et Suédois (91%).

Ce qui est vrai, c’est que les personnes qui soutiennent des partis dits «populistes» sont beaucoup plus nostalgiques que leurs homologues : 62% des partisans du Front national français disent que la vie en France est aujourd’hui moins bonne qu’il y a 50 ans (contre 41% des autres Français adultes, ce qui est d’ailleurs un niveau très élevé). En Allemagne, 44% des personnes ayant une opinion positive des mouvements populistes ont le même sentiment pour l’Allemagne (contre seulement 16% des autres Allemands). Les partisans des partis populistes en Suède, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni sont également nostalgiques d’un temps dont il pense qu’il était meilleur.

Mais le résultat le plus troublant de l’enquête est l’importance dans le « populisme » européen moderne de la montée de ce que l’on pourrait appeler le «nativisme». A la question de savoir s’il est important d’être né dans leur propre pays pour être l’un d’eux, 74% des adhérents du Front national répondent par la positive (contre 42% des autres adultes Français). Un fossé similaire existe en Allemagne, où ceux qui ont une opinion favorable de l’AfD (75%) disent qu’il faut être né en Allemagne pour être un vrai Allemand (contre 44% pour les autres Allemands).

Lorsqu’on leur demande s’il est important que les familles de leur pays soient vraiment allemandes, françaises ou néerlandaises, environ trois quarts des partisans de ces partis répondent par l’affirmative. Seulement la moitié ou moins des autres adultes français, allemands et néerlandais sont d’accord. Les mêmes proportions s’appliquent lorsqu’on demande enfin si l’islam est fondamentalement incompatible avec la culture et les valeurs de leur pays.

L’ethnocentrisme joue également un rôle dans le paysage politique européen actuel : environ six personnes sur dix (61%), une majorité de partisans du Front national (56%) et près de la moitié des adhérents (47%) du Partij voor de Vrijheid néérlandais (PVV) estiment que leur culture est supérieure à celle des autres. Ce sentiment de supériorité culturelle est beaucoup moins présent chez ceux qui ont des opinions négatives de ces partis.

… sauf en Italie, exception ou précurseur.

Ces différents chiffres soulignent qu’un fort clivage traverse encore les opinions publiques européennes.

L’Italie fait figure ici d’exception. Dans ce pays, les sentiments nationalistes, ethnocentriques et économiques des partisans de la Ligue semblent être partagés par ceux qui ont une opinion négative de ce parti, suggérant que les opinions populistes de droite ne restent pas partout confinées aux marges du spectre politique européen.

En Italie, environ les trois quarts (76%) des supporters de la Lega, mais également les deux tiers (66%) des autres Italiens, estiment qu’il faut être né en Italie pour être vraiment Italien. De même, alors que 86% des partisans de la Ligue croient qu’il est important d’avoir une famille Italienne pour être vraiment Italien, 72% des autres Italiens expriment également cette conviction. De la même manière, les vues ethnocentriques des partisans de la Ligue ne sont guère différentes des vues de ceux qui ne lui accordent pas leurs faveurs.

Pour le moment, le système des partis européens semble exploser partout. Simon Hix, professeur de politique européenne comparée à la London School of Economics – l’un des observateurs les plus brillants de la politique européenne que je connaisse – le signale dans un tweet consacré à l’élection suédoise de dimanche : « Oui. Le plus frappant dans cette élection n’est pas tant la montée des populistes que l’incroyable volatilité et la fragmentation du système des partis en Europe, la « néerlandification » de la politique européenne (est-ce un mot?) » (@simonjhix, 10 septembre 2018)

Dans un post récent, j’ai dénoncé le «néo-fascisme» de Matteo Salvini. Pour être tout à fait honnête, il est impossible de savoir si le sentiment nationaliste, ethnocentrique et populiste largement partagé par les Italiens est le produit de l’histoire récente de l’Italie ou un avant-goût de la politique des autres pays européens.

Ce qui est sûr, c’est que si les opinions actuelles de l’extrême droite de nos nations – que j’ai résumée un peu brutalement dans le titre de cette chronique – se répandaient plus largement chez nos concitoyens, la politique européenne entrerait dans une nouvelle ère.


Iconographie: La prise d’Edesse en Syrie par l’armée byzantine, et la contre-attaque arabe, manuscrit du Synopsis, appelé « Madrid Skylitzes », du nom d’un historien grec de la fin du XIe siècle (Sicile, XIIe siècle), © Biblioteca Nacional de Espana, Madrid,