Quand Dostoievski nous parle d’économie

par | 17 Nov 2020 | Art – Littérature

J’ai toujours été un peu intrigué par la propension de certains dirigeants d’entreprise à ne parler que chiffres, résultats trimestriels, retour sur investissement là où de façon souvent évidente, leurs collaborateurs, leurs clients voire leurs actionnaires préfèreraient déceler une vision, un récit …

Ce biais résulte d’une profonde erreur d’analyse de ce qu’est l’économie, accentuée en France par le mode de sélection de nos élites, souvent obsessionnellement fondé sur les mathématiques.

J’avais eu la chance d’assister le 5 juillet 2006 à la Sorbonne à la remise du titre de Docteur Honoris Causa à Daniel Kahneman. Prix de la Banque de Suède en 2002 (le « Nobel d’économie »), ce dernier avait intégré les acquis de la recherche en psychologie à l’analyse économique pour poser ainsi les premiers fondements de la finance dite « comportementale ».

Avant et après lui, le jury Nobel récompensa des travaux se promenant dans les mêmes territoires, quelque part entre la psychologie comportementale et l’économie : je pense à Herbert Simon, en 1978 et Richard Thaler en 2017.

Tous ces économistes ont ainsi exploré les biais cognitifs qui existent dans les décisions des agents économiques, consommateurs ou encore investisseurs.

Mais on revient toujours à la littérature : c’est Dostoievski qui a le mieux exprimé cela !

Je l’ai découvert adolescent avec la lecture de Crime et Chatiment, un bouquin écrit en 1865, paru en feuilleton dans Le Messager Russe à partir de l’année suivante.

« Confiné » bien avant que ce soit à la mode par une méchante fracture de la clavicule, j’avais cherché une lecture susceptible de m’occuper un moment … rien de tel que la littérature russe pour cela ! 

L’édition de La Pléiade comprenait aussi le Journal de Raskolnikov, Les Carnets de Crime et Châtiment et Souvenirs de la Maison des Morts.  Je vais être honnête : je ne crois pas avoir tout lu !

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Contrairement à Balzac, son maître, Dostoievski haïssait le capitalisme.

Un siècle après Adam Smith, l’affirmation de Dostoïevski est que l’homme n’agit pas au gré de ses intérêts mais de ses fantasmes. C’est ainsi qu’il s’insurge contre la prétention des tenants du libéralisme de rendre tout calculable. Une constante dans son œuvre.

Pour comprendre l’atmosphère un peu sordide de Crime et Chatiment, il faut se figurer Dostoievski, exilé à Wiesbaden pour échapper à la prison pour dettes en Russie, essayant de se refaire autour des tables de jeu. Un homme qui vient de perdre sa femme et son frère …

L’action se situe dans une ville de Saint-Petersbourg en pleine révolution industrielle. Dans une Russie au demeurant traversée par une profonde crise politique (le Tsar sera d’ailleurs assasiné en 1881 par un groupuscule révolutionnaire).

L’odieux mais fortuné marchand Loujine a bien intégré Adam Smith justement : «en ne travaillant que pour moi, je travaille, de fait, pour tout le monde». 

En le moquant, Dostoïevski se moque en vérité des économistes libéraux anglais qui depuis Ricardo ont oublié la philosophie pour se polariser sur la formalisation mathématique …

C’est cette intuition originelle que les chercheurs au confluent de la psychologie et de l’économie que j’évoquais ont exploré après lui.

A intégrer dans nos réflexions sur le Monde d’après ?


Iconographie : Vente aux enchères de biens publics, huile sur toile, Vasili Maksimovich (1844-1911)